Territoires perdus

Je suis récemment parti en voyage professionnel à travers ce que l’on appelle souvent les territoires perdus. Nous avons tendance à imaginer ces zones de non-droit comme des déserts, des espaces sans vie, vidés d’ordre et de sens.

Ce voyage, je le préparais depuis des semaines. En tant qu’activiste engagé dans un projet binational, j’étais impatient de sortir de la routine — ça faisait bien trop longtemps que j’étais coincé dans la capitale. Mais au-delà de ça, j’étais curieux. Curieux de ressentir ce que cela fait de traverser des zones que beaucoup considèrent comme abandonnées,ou perdues.

Une fois l’itinéraire confirmé, je suis tombé dans ma spirale habituelle de et si ?. Probablement la raison pour laquelle personne dans ma famille n’avait été averti que je quittais la ville. Un samedi matin, une amie — en route pour la France — et moi, avons pris un bus pour Ouanaminthe, une ville proche de la frontière dominicaine. Le trajet allait durer au moins six heures. On ne savait pas trop à quoi s’attendre.

À peine sortis de Port-au-Prince, un homme s’est levé et s’est présenté comme une sorte de représentant de la compagnie de bus. Il est allé droit au but. Il a annoncé que nous entrions dans une zone “rouge”, où les téléphones portables et autres appareils électroniques susceptibles de localiser les “techniciens” sur la route étaient strictement interdits. Il a dit, presque calmement :

« Si quelqu’un est repéré, le bus peut être arrêté, et la personne invitée à poursuivre ses activités avec les techniciens. »

J’ai eu le souffle coupé. Dans quoi est-ce que je m’étais embarqué ?

Mon amie et moi, nous nous sommes regardés puis on s’est serré la main un instant. Nous avons ri nerveusement à quelques blagues douteuses de l’homme, qui a fini par avouer qu’il était en fait un démarcheur — chose courante dans les transports en commun haïtiens. Ses paroles m’ont troublé, mais c’est surtout sa présence qui m’a empêché d’observer la route, de voir si un “technicien” surveillait, visait, attendait.

À un moment, j’ai décroché. J’étais perdu dans mes pensées.

Au moment où j’écris ces lignes, mon cœur bat à toute vitesse. Un quartier pas loin du mien vient de tomber. Les gens fuient dans tous les sens, sans destination précise. Je suis paralysé. Est-ce que je reste pour défendre ce qui m’appartient ? Ou suis-je, moi aussi, l’un de ceux qui doivent tout abandonner ?

Je dois sembler superficiel à ceux qui ne me connaissent pas, mais cette maison — ce n’est pas juste une maison. C’est celle que ma mère a construite de son salaire pas terrible,elle a imaginé chaque pièce. Je l’ai héritée à sa mort. Je l’ai lentement transformée en un cocon qui correspondait à mes besoins,j’ai soigneusement choisi les tableaux et les photos qui ornent les murs.Je connais chaque livre de ma bibliothèque par coeur.

J’ai dû faire une pause entre le début et la fin de cet article. Des gangs ont envahi un quartier voisin. J’ai grandi entre Delmas 19/29 et Delmas 33, et je vois aujourd’hui des gens que je connais depuis toujours courir pour sauver leur peau avec de petits sacs dans lesquels ils ont mis à la va vite toute une vie.

Je dois partir.Je déteste cette idée mais je finis par accepter la fatalité de la chose.

Si vous êtes familier au mot “Transbòde”, vous pouvez sans doute imaginer l’enfer du voyage entre Port-au-Prince et Elías Piña, puis jusqu’à Santo-Domingo. Le poids émotionnel, physique, psychologique.

Aujourd’hui, l’avenir est incertain pour ceux qui vivent encore à Port-au-Prince, et pour les migrants haïtiens à travers le monde. Chaque choix est un pari. Rester ou fuir ? Parler ou se taire ? Espérer ou se préparer à l’effondrement ? Pour beaucoup, survivre ne signifie plus vivre — mais juste tenir. Et pour ceux qui ont fui, l’exil a ses propres blessures : la culpabilité, la nostalgie, la peur constante que ce qu’ils appelaient “chez eux” ne soit plus qu’un souvenir.

PS: Au moment où vous lisez ce texte la ville de Mirebalais a été attaquée par un gang de la coalition Viv Ansanm,des milliers d’habitants sont en fuite et plusieurs personnes ont été tuées parmi lesquelles deux religieuses.

Commentaires

Une réponse à « Territoires perdus »

  1. Avatar de Andy Tihit
    Andy Tihit

    🫶🏾🫶🏾🫶🏾

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