Aimer en 27,500 pulsations

Maison abritant l’école et la compagnie de danse Viviane Gauthier( aujourd’hui territoire abandonné)

‘’La ville appartient aux pyromanes.

Ils dansent sur les cendres.

Ils nous ont volé nos souvenirs,

Et la fumée habite nos pires cauchemars.

J’ai touché ces murs noircis,

et les fantômes des beaux jours

ont esquissé un “danse ploge”

 Chaque bloc raconte une histoire.

J’y ai parlé les miens,dans chaque crevasse.

J’ai cité leurs noms.

Pour ne pas oublier

Pour qu’eux aussi n’oublient pas’’

Lorsque j’ai écrit ces lignes pour la première fois, une parente venait tout juste de perdre la maison de son enfance. Cette maison était un lieu de mémoire, de retrouvailles. Un repère effacé. Dans les mêmes heures, une amie très proche, vivant dans la même zone, était en fuite, contrainte de tout laisser derrière elle pour sauver sa vie. Et moi, à des milliers de kilomètres, dans ce que l’on appelle « l’ailleurs », je regardais impuissant d’autres fragments de mes souvenirs partir en fumée

Depuis que je vis hors d’Haïti, j’ai peur des appels venant du pays. J’ai développé cette habitude étrange de laisser les notifications en sourdine, comme si cela allait retarder le moment où une mauvaise nouvelle me parviendrait. Chaque appel est un pari : ce peut être un mot d’encouragement, une photo de ces amitiés qui résistent par la force des choses, ou un “ou pa tande sa ki rive “.

Je suis bizarrement resté membre d’un groupe WhatsApp qui partage des nouvelles du pays. Je dis « bizarrement » car parfois, je me sens trop loin pour participer vraiment. Trop impuissant pour agir. Et pourtant, je reste, parce qu’y être, c’est aussi une manière de dire que je n’oublie pas. Que je tiens. Que je garde ce lien fragile avec ce pays qui m’habite entièrement.

Je suis reconnaissant à l’univers de m’avoir offert la possibilité de construire un ailleurs a moi, où la vie me semble moins fragile. Mais cette chance n’efface pas la douleur. Elle ne me protège pas du sentiment de deuil constant chaque fois qu’Haïti est mentionnée.

Je me revois encore, quelques années après le tremblement de terre de 2010, me promenant au centre-ville dans des rues que j’avais connues qui étaient désormais colonisées par des tentes d’infortune ou par des abris qui se transformaient en bateau ivre dès qu’il pleuvait. Les décombres avaient été déplacés, mais le vide restait immense. Et je me forçais à me souvenir des maisons et des gens.

Je n’écris pas pour me consoler, j’accepte l’idée que ce deuil va habiter mes marges. J’écris pour témoigner et laisser mes mots parler pour nous tous. Pour que l’absence ne se mue pas en oubli. Parce que ce ne sera jamais un pays lointain, aux nouvelles tragiques, parce qu’Ayiti, ce ne sera jamais seulement 27 750 km² de chaos, comme on le martèle trop souvent dans les médias. Ayiti, c’est la première révolution victorieuse d’esclavagisé.e.s contre l’une des plus puissantes armées coloniales de l’époque. C’est la voix des hommes et des femmes, nombreux, courageux, qui ont combattu aux premiers rangs, défiant les normes d’un monde qui ne voulait pas leur accorder le droit d’exister.Ayiti ce sont des milliers de voix anonymes qui crient en unissons : “Nou (fout)bouke!

Aimer Haïti, aimer ceux qui y vivent, aimer Port-au-Prince particulièrement, c’est vivre avec une forme de tension permanente. C’est vivre avec l’idée qu’un jour, il faudra raconter l’absence. Il faudra mettre des mots sur ces espaces qui n’existent plus, des familles dispersées, des souvenirs en cendre.

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