48 livres ! Voilà ce que pesait ma vie dans un bagage à destination de Miami. Je n’étais pas un Haïtien en vacances, emportant des cadeaux pour ses proches. Non, j’emportais avec moi des livres de cuisine, mon occupation principale, ma caméra, et quelques vêtements. Mais surtout, je transportais ma fatigue, ma confusion, ma tristesse liée à un deuil, et par-dessus tout, l’incertitude de ce qui m’attendait aux États-Unis.
Ma première semaine demeure floue : abus d’alcool, entre autres, pour affronter les funérailles de la matriarche de notre famille. Cette tante, qui avait pris le relais pendant un certain temps, était surtout la meilleure amie de feu mon grand-père, que j’avais appris à connaître et à aimer à travers elle et ses souvenirs dont je m’étais approprié. Je devais lire en public, mettre de côté mon chagrin et jouer mon rôle. J’y suis parvenu, entouré de mes cousins et cousines, et je remercie l’Univers pour tout cet amour, plus grand que nos différences.
Ma deuxième semaine se déroule entre paperasse et formalités administratives. Il me faut absolument un téléphone, et je découvre MINT Mobile, la seule compagnie dont je peux me permettre les services à distance. Entre-temps, je remplis d’innombrables formulaires de recherche d’emploi, peu importe lequel, pourvu que j’en trouve un. Parallèlement, je me familiarise avec la plateforme d’immigration, déterminé à déposer une demande d’asile, car Haïti devient de plus en plus invivable et hostile. Les traumatismes liés à la disparition successive de personnes que j’aime me hantent. J’écris mes déclarations, que Chat GPT révise, l’anglais n’étant pas ma langue maternelle, « mwen pap al monte mal sou li. »
Semaine trois : J’ai la certitude que les avocats vont me rendre fou. Les traducteurs aussi ! J’essaie de garder patience, me familiarise avec la zone, et je peux enfin faire les longues marches qui me manquaient en Haïti. J’explore Margate, connaissant la communauté par les aboiements et m’habituant aux horaires des habitants. Je sais éviter les bavards et leurs questions incessantes sur Haïti, car ce pays, tu le portes dans les moindres recoins de ton être. Je le porte dans mon accent et dans les musiques que je fredonne pendant la marche. Je refuse de parler encore et encore du président assassiné, de la situation chaotique au pays, des amis qui partent par vol direct grâce à Papounet Biden, ou ceux qui ont le courage de prendre la route à pied vers le Mexique. Je pense sérieusement à changer mon horaire de marche.
Semaine quatre : Je commence à acheter des vêtements pour le froid, mettant le cap sur le New Jersey où, en principe, ma bonne amie et moi repartirons sur de nouvelles bases. À quelques jours de mon départ, les plans capotent, l’appartement n’est pas disponible, mais je viens quand même. J’aurai le temps de m’adapter sur place. Je découvre Hamburg, le faux froid dont il faut se méfier. Il y a J., notre beau voisin sur qui j’avais un faible, et maintenant son ex qui revient dans sa vie. Entre les fous rires avec M et Z et les rencontres virtuelles avec des avocats, je souffle un peu et commence à penser au Canada. Je m’efforce de comprendre cette communauté, qui n’est pas du tout adaptée à mes aventures pédestres. Je découvre l’Université de Newton, ses programmes qui m’intéressent, et son grand lac où je vais pleurer en silence. Je connais les murs, les ascenseurs et les faux sourires. Je sais aussi ce que cela signifie de parler créole dans ce coin perdu : les gens te sourient jusqu’aux yeux, car avec toi, tu apportes un peu de soleil du pays. Newton est une ville avec des trottoirs et un passage piéton, et je me dis que ce ne serait pas mal d’y vivre. Encore les avocats et les traducteurs ! Ça fonctionne mieux, mon traducteur est excellent, pour la modique somme de 27 $ la page. Je n’ai que 12 petites pages à traduire, mais j’en prends plein la tête. Entre-temps, j’ai un parent malade en Haïti, et ceux qui ont déjà géré des situations difficiles à distance comprendront ce que j’ai vécu entre le stress de mon parcours ici et les envois incessants d’argent, le stress d’un possible code bleu, j’en avais plein la tête.
Semaine 5 :
Dimanche 29 octobre. Hier, une dispute a éclaté. J’ai mis l’essentiel de ma garde-robe et des choses que j’estimais importantes dans mes sacs, et je pars vers Newark. Il pleut des cordes, et je me dis que le temps dit tout haut ce qui se passe dans mon cœur. Nous nous quittons à la station de train, et je commence à trimbaler mes affaires. Il vente et il fait froid sur les quais de Penn Station. Je dois rejoindre des cousins à Long Island le temps que je sache quoi faire. Je manque de m’évanouir plusieurs fois, je suis épuisé mentalement, et je m’autorise enfin une pause déjeuner. Je dévore cette salade César avec la rage des affamés, je dois reprendre des forces et me guider dans la Purple Line. Je monte en dernier avec mes bagages et j’arrive finalement sous une pluie cinglante à destination. Nous évitons de parler, mes cousins et moi, et je fais la connaissance des chiens. Cody, le gros bruyant, me fait peur au début, mais il se révèle être une grosse boule de joie une fois que nous avons fait connaissance. Je découvre aussi Central Islip et sa vie tranquille. C’est le jour des morts, et je prends le train pour le cimetière. Je veux aller fleurir la tombe de mon ami Pascal, lui parler, lui exprimer ma colère et ma déception. Je veux aussi lui reprocher de m’avoir laissé en plan en cours de route. Je pars déterminé et me laisse guider par le GPS. Finalement, j’arrive, et comble de malheur, mon téléphone s’éteint. J’en ris à en pleurer, et le personnel du cimetière m’indique volontiers un point de recharge. Du coup, je peux appeler mon Uber et rentrer chez mes cousins. Je reviens du cimetière serein. J’ai fleuri la tombe et y ai laissé un souvenir. C’est mon premier geste impulsif depuis les cinq semaines que je suis là. Je reçois l’appel qui change toutes mes intentions : un nouveau poste en Haïti avec la possibilité de travailler en hybride. Je joue les difficiles et j’accepte finalement ! Je me fais une gâterie avec un nouvel objectif et décide de partir vers « The City » voir des amis, des parents, mais surtout être un touriste adulte à New York qui fait ce que bon lui semble.
Semaine 6 :
New York est comme dans mes souvenirs : foule hétéroclite, la fumée des cigarettes, et cette odeur caractéristique qu’a la ville. Je me lance dans un pèlerinage musées et églises, ce sont mes derniers jours dans la Grosse Pomme, et je réalise mon rêve d’enfant ayant grandi avec des adultes qui ne le comprenaient pas.
Semaine 7 :
8 novembre 2023 : La Perle La Perle, avec toutes mes appréhensions et la certitude que ce chapitre sera plus excitant que les autres.